Primo Levi et Ferdinando Camon : Conversations ou Le Voyage d’Ulysse

C’est un écrivain de référence, une figure marquante de la littérature concentrationnaire. Interné à Auschwitz à la fois au titre de juif et de partisan communiste, Primo Levi a survécu quarante ans à ce traumatisme. Chimiste et homme de lettres à la parole précise et ordonnée, il ne verse jamais dans l’insulte ou la surenchère malgré l’horreur de ce qu’il a vécu. L’auteur de Si c’est un homme, publié en 1947, ne veut surtout pas faire de rhétorique : les faits se suffisent, de même qu’il préfère parler bas pour que les autres crient à sa place. La révolte est d’autant plus vive qu’elle est silencieuse.

A l’Essaïon, sur une scène nue seulement peuplée de quatre chaises, dans une mise en scène minimaliste de Dominique Lurcel, Gérard Cherqui et Éric Cénat incarnent respectivement Primo Levi et Ferdinando Camon, poète et journaliste italien catholique, son cadet de quinze ans. Lui est plus assertif, assuré, sa voix porte. A côté Levi semble timide, réservé, en tous points mesuré, y compris dans son analyse de l’Allemagne dont Camon dénonce la folie atavique en se demandant comment elle a cédé à Hitler, cherchant la raison dans un fond de mythes et de fascination pour le diable quand Levi répond avec des notions de psychologie de masse et de manipulation des foules. Les Allemands ne voulaient pas comprendre ce qui se passait, suggère Levi, ce n’était pas un refoulement mais une nécessité de maintenir à l’extérieur d’eux-mêmes ce qu’ils redoutaient d’apprendre.

Toutes sortes de sujets affleurent dans cet entretien qui condense une série d’entrevues réelles que les deux hommes ont eues entre 1982 et 1986, un an avant l’accident fatal de Levi. De ce dialogue précis et fluide entre intellectuels avertis émerge d’abord la question des lagers (camps) où l’on mourrait surtout de l’absence de solidarité entre les prisonniers et de ne pas comprendre les ordres gueulés en allemand par les SS – à l’inverse de ses confrères juifs italiens, Primo Levi avait la chance de connaître un peu l’allemand. Ils font le parallèle avec les camps soviétiques décrits par Soljenitsyne, en introduisant cette nuance : les uns ont souffert de la déviation d’un communisme dénaturé, les autres de la cohérence du nazisme, Hitler ayant appliqué à la lettre le programme écrit dans Mein Kampf, précise Levi, ajoutant que le seul reproche qu’on ne peut faire au dictateur est de s’être trahi.

En tant qu’écrivain, Primo Levi entretient une correspondance avec des lecteurs allemands. En tant que chimiste, il continue à aller en Allemagne et à raconter aux gens ce qu’il a vécu. Son expérience de témoin le rend optimiste pour la suite et il refuse de penser, comme Brecht, que du ventre de la bête immonde sortiront de nouveaux monstres. Paradoxe : si Levi se sent plus juif après l’expérience du camp, il lui est désormais impossible de croire en un dieu qui aurait laissé advenir son existence. Le camp est une expérience marquée au fer rouge, cousue sur les vêtements, inscrite dans la mémoire. Comme dans L’écriture ou la vie de Jorge Semprun, on lit en filigrane cet autre paradoxe mortifère : c’est le monde qui est un rêve, tandis que la seule réalité véritable est ce cauchemar du camp qui vous réveille la nuit.

On saisit, petit à petit, le fil de cette discussion dense et éclairante qui nous emporte. Étriqué dans son petit gilet, la tête basse souvent, c’est avec une grande subtilité que Gérard Cherqui confère à son personnage la timidité et la mesure que requiert cet homme comme entré en lui-même. Sa diction mesurée donne écho à cette parole qui traduit une pensée claire et intelligible, invitant à découvrir les œuvres de son auteur.

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