Le 13 avril 2013, à 13h, dans les jardins du musée Rodin, une poignée d’amateurs de l’art obscur de Jean-Pierre Brisset fêtaient les 100 ans de son « principat » autour de quelques poètes et penseurs. Car le 13 avril 1913, Jules Romains et des membres de l’avant-garde parisienne avaient élu prince des penseurs ce poète naturaliste, « fou littéraire » inspirateur de Duchamp, des surréalistes – Breton lui rend hommage dans son Anthologie de l’humour noir – et des auteurs de l’Oulipo qui perpétuent aujourd’hui son souvenir. A l’image de Raymond Roussel, Jean-Pierre Brisset déifie la langue au point de faire reposer ses raisonnements sur des équivalences sonores, en déclarant que le langage humain vient de la grenouille : « coac coac » signifierait « quoi quoi », soit « quoi que tu dis ? »…
Dimanche 14 avril 2013, au lendemain de cet hommage rendu face à la statue du penseur de Rodin, la Halle Saint Pierre, versée dans les avant-gardes artistiques, accueillait le spectacle « Mots à lier ». Bernard Froutin y interprète ce discours reconstitué par Gilles Rosière, dans une mise en scène simple et efficace. Soit une heure de conférence avec tableau noir et cartons explicatifs, au fil de laquelle Bernard Froutin mué en Brisset n’en fait ni trop ni trop peu. Tête rasée, fausses barbe et moustache, il est ce vieillard lunaire persuadé de ses démonstrations, aux yeux fixes, éberlués, aux mimiques marrantes. « Le naturaliste est devant la grenouille comme le linguiste devant le calembour : pétrifié », déclare-t-il, en rappelant la création du système solaire et de la planète Uranus, dieu ancien « qui désigne l’être qui urine par l’anus (ure-anus) », l’urêtre ou « ure-être » étant « l’être primitif »… Il analyse les mots, retrouve leur origine dans le langage des ancêtres, le premier nom du sexe (« est-ce que ») et prouve l’origine batracienne de l’homme par une série de syllogismes homophoniques.
« Mots à lier » est un bon titre. D’abord parce que les mots reliés entre eux génèrent des significations nouvelles, ensuite parce que le prince des penseurs peut sembler fou à lier. De fait, en conférant aux mots un pouvoir magique, Brisset est peut-être l’ancêtre caché des humoristes du langage, de Devos à Boby Lapointe, ainsi que de poètes comme Desnos ou Queneau… Rien ne choque plus le sens commun que cette volonté d’expliquer l’origine du monde par des équivalences sonores qui créent des étymologies délirantes. Pourtant, comme le dit Aragon dans son Traité du style, « l’humour est une condition de la poésie ».