Chaque été à Saint-Georges de Didonne (Charente-Maritime), le festival Humour et Eau salée propose une semaine de spectacles décalés autour d’un thème différent. Cette année 2018, son facétieux directeur avait choisi « Sport et Animaux, mais pas forcément ensemble ». Plus d’une vingtaine de compagnies étaient invitées, proposant spectacles de rue, installations, ateliers, déambulations, concerts ou one-man-shows avec les deux affiches de Tano et Yohann Métay. Mais surtout, c’était l’occasion de rencontrer ensemble les trois incontournables philosophes de l’absurde, légendes du théâtre de rue : Fred Tousch, Arnaud Aymard et Laurent Petit.
Il y a les grands festivals de rue comme à Aurillac, Chalon (sur Saône) ou Châlons (en Champagne), et les petits comme Humour et eau salée… Celui-là réunit tous les avantages : une bonne programmation dans un lieu de villégiature côtière au sud de Royan, Saint-Georges-de-Didonne. Je fais partie des quelques journalistes invités et logés chez l’habitant, accueilli par la chaleureuse Ghislaine dans sa maison d’architecte aux baies vitrées ouvertes sur les pins. Dans ce climat océanique, l’eau vient presque lécher les pieds de la pinède. Certes, c’est une petite ville balnéaire, mais il y en a un qui est très actif au niveau artistique : c’est Denis Lecat, responsable de l’association Créa, qui gère la saison culturelle, le cinéma, et programme le festival depuis trois ans.
Du 28 juillet au 3 août 2018, la 33e édition d’Humour et eau salée était intitulée « Sport et Animaux, mais pas forcément ensemble », selon les vœux de son directeur. L’homme a une expérience à la fois dans le théâtre de rue et dans l’organisation de festivals : il a commencé par créer sa compagnie Pas de panique, en hommage au mouvement Panique, et a proposé un projet au centre de réfugiés de Sangatte. Il a été chargé de programmation des spectacles vivants entre 2004 et 2011 dans le parc départemental de la Roche-Jagu, où il a créé en 2008 les Enchoufflichures avec Fred Tousch et Fabienne Quéméneur. Entre 2011 et 2014, il a dirigé le Nombril du monde à Pougne Hérisson et le Mystère de Saint Pou, avec Yannick Jaulin et Pascal Rome, et organisé une édition de « Kilomètres aux conteurs » en 2013. On retrouve cette originalité créative dans le programme d’Humour et eau salée. A la différence des grands festivals, celui-ci, à taille humaine, anime la ville sans la bouleverser, soutenu par une cinquantaine de bénévoles aux T Shirts bleus identifiables.
Installations décalées
Denis Lecat n’est pas membre du Collège de Pataphysique pour rien. Il propose des événements délirants, comme le Championnat du Monde d’alpinisme horizontal sur plage, avec l’aide de Jben, « beach artist » qui a dessiné une montagne sur la plage. Il s’agit pour chaque participant d’escalader une montagne fictive à plat ventre, ce qui semble incompréhensible et surréaliste lorsqu’on s’approche de cette aire de jeu. Mais filmé par un drone et vu d’en haut, le résultat est impressionnant.
Dans un registre assez voisin, trois comédiens de la Cie La Bugne étaient invités par la ville de Saint-Georges, avant l’ouverture du festival, à réaliser un Championnat du monde d’aquatisme (compétition aquatique sans eau) sur la place de l’église, et la Cie Taptapo organisait un atelier participatif d’aquabassine, déclinaison de l’aquagym en bassine. Une étude reste à faire sur cette tradition de vrais-faux championnats dans le théâtre de rue, dont une origine pourrait être le Championnat de France de n’importe quoi par les 26 000 couverts en 2003… Autres créations intéressantes lors de la même journée intitulée « de la houle dans le potache », l’ « Apérigodon sur le sable » et le concours international d’Air feu d’artifice où il s’agit d’imiter les effets sonores et visuels du feu d’artifice, en mimant éclats et trajectoires avec la bouche et les bras. Pour l’aider dans cette tâche à la présentation et dans le jury, Denis Lecat pouvait compter sur Servane Deschamps et les trois comédiens du cabaret philosophique : Laurent Petit, père de la psychanalyse urbaine, Fred Tousch et Arnaud Aymard, vus cette année dans la matinale d’Édouard Baer sur Radio Nova. Ce dernier proposait aussi deux représentations d’Olaphe Nichte, le père de la global physique, une nouvelle discipline rassemblant l’ensemble des connaissances scientifiques en vue d’établir une équation humaine définitive.
Bonne bouffe et vue sur la mer
Le point névralgique du festival est « le Relais de la Côte de Beauté », sorte de palais maritime moderne dont une grande salle servant de réfectoire offre une vue plongeante sur la plage. On y déjeune et on y dîne avec les comédiens et les bénévoles qui cuisinent une délicieuse nourriture bio, approvisionnée localement. Le bâtiment accueille aussi la principale salle de spectacle et le cinéma art et essai aux trois labels. J’y découvre, dimanche 29 juillet, Breaking Away de Peter Yates (1979), teenage movie peu connu d’une jeunesse américaine en marge, tandis que le soir y est projeté Mission Socrate, réalisé par Jackie Berroyer. Ce court-métrage de 26 minutes faisait suite à la première représentation du Cabaret philosophique, spectacle délirant et sérieux à la fois, consacrée au sport.
La deuxième session du cabaret, deux jours plus tard, sur le thème animal, sera hélas moins réussie, quand le débat sportif avait donné lieu à des réflexions intéressantes et drôles sur la condition de l’homme – parfois le public, moins nombreux, ne répond pas aussi bien, quelque chose déraille et on perd le fil… En comparaison, le one-man-show sportif et alpin qu’interprétait Yohann Métay deux heures plus tard dans le stade semblait bien conventionnel, sans prise de risque ni interactions avec le public (mais c’est la loi du genre). Juste avant, un atelier de danse brésilienne réveillait les estivants.
Performances de rue
Humour et eau salée, avec sa cinquantaine de bénévoles et ses 10 000 spectateurs attendus, proposait des performances de rue qui valaient le détour. En particulier Macadam Vacher de V.O Cie, c’est-à-dire l’arrivée mystérieuse dans la ville de Monsieur Robert, ancien maître d’hôtel renommé qui se promène avec une vache nommée ID au milieu des touristes et des habitants. Imperceptiblement, il modifie la vie locale et crée une aura de mystère autour de ses interventions. Un matin, j’ai essayé de le chercher et cette recherche s’est transformée en jeu de piste : je demandais aux gens s’ils avaient vu passer un monsieur avec une vache, certains éclataient de rire, croyant à un canular, d’autres ne savaient pas. Mais quelques-uns l’avaient croisé et pouvaient me donner des indices de son passage : il était ici il y a une heure, là il y a une demi-heure, certains l’avaient aperçu avec ID, d’autres seul et portant une botte de foin. À la fin de cette filature ubuesque, j’ai retrouvé ID toute seule, attachée dans un enclos derrière le stade Colette Besson, où M. Robert venait juste de confier son histoire à une poignée d’enfants et de spectateurs attentifs. C’était la fin, hélas, de ses trois jours de performance… Coïncidence (ou pas, vu le thème proposé), un autre spectacle était baptisé Cow Love, par la Société protectrice de petites idées qui présentait aussi sa nouvelle création, Heavy Motors. D’autres créatures étaient hybrides, à l’image de ce Quinoa Vénu inventé par Arnaud Aymard lors de l’Apérigodon, qui allait se fondre dans l’océan sous les acclamations d’une foule d’admirateurs.
L’alliance de la carpe et du lapin
Le thème du festival, éclos dans l’esprit de Denis Lecat, était donc « Sport et animaux, mais pas forcément ensemble ». D’où, sur l’affiche, cette créature hybride figurant l’alliance de la carpe et du lapin, soit un lapin à la queue de poisson et aux pieds palmés au sens propre.
La programmation était à l’avenant. Ainsi, L’envol de la fourmi, spectacle de la clown Johanna Gallard (Cie Au fil du vent), avec fil de fer et poutre pour gallinacées, qui évoque aussi l’installation Slow Park de David Gervais (Curios Production), une yourte accueillant un parc d’attraction miniature destiné aux escargots. Dans On n’est pas des bêtes, Mélodie Fontaine donnait la parole aux animaux, tandis qu’avec Amis, Antoine Meunier de la Cie Déjà jouait, en face d’une enseigne canine, les personnages d’une histoire vus par un chien. La Cie Pikz Palace, quant à elle, installait sa vraie-fausse boucherie sur la place de l’église. A la boucherie Bacul, on ne découpe pas des morceaux de viande, mais des peluches abandonnées et « décâlinées ». Bien plus drôle que barbare, cet incroyable stand forain effrayait davantage les adultes que les enfants conquis.
Quelques rares performances n’avaient de lien ni avec le sport, ni avec les animaux : c’était le cas de Servane Deschamp, personnage important du festival qu’on voyait arriver déguisée le soir du Air Feu d’artifice, interpellant des gens assis sur les marches bordant la plage. Dans la salle de théâtre, on la découvrait en Sœur Marie-Paule joviale et espiègle, narrant aux adultes et aux enfants des contes traditionnels à sa façon bien personnelle.
On peut aussi mentionner un concours d’éloquence, un atelier de rire pour les enfants, des petits déjeuners acrobatiques en petit comité par la Cie Presque Siamoises et un jeu de scrabble détourné par la Cie Bigre : l’OuScraPo, qui applique au scrabble les potentialités déjà ouvertes par l’OuLiPo et l’OuBaPo. Il y avait aussi un bal délirant organisé par la Cie Le vœu du coquelicot, Abballati abballati, les concerts de LMZG (pour Lamuzgueule) et Pitt Poule, un groupe de hip-hop manouche de Chambéry, tandis que Tano clôturait le festival avec son one-man-show Idiot sapiens, lors d’une performance où le son était réglé trop fort malgré la demande des techniciens. Enfin, la remarquable installation Bains Publics des 3 points de Suspension animait le pied du phare de Saint-Georges, thalassothérapie urbaine où de faux scientifiques en blouse présentaient à des passants éberlués des tubes de précipités à vendre, avec huile essentielle de Parisien, urine d’alcoolique ou whisky frelaté. Plus loin, des vacanciers en peignoir blanc se baignaient dans un bac d’eau chauffée, une performance que la compagnie suisse allait reproduire trois semaines plus tard à Aurillac.