À Paris, les aficionados du conte forment un petit milieu, sans doute plus discret encore que celui des clowns ou des marionnettistes. Régulièrement, ils se réunissent dans des lieux choisis comme sur les collines de Télégraphe ou de Montmatre. Tout juste sorti du 3e confinement, ce petit monde se retrouvait à la soirée organisée par Lynn Vivier-Foucart, du collectif Conteurs en Cie, au Rigoletto, un bar de la porte des Lilas doté d’une cave voûtée. Au programme, une scène ouverte de 40 minutes suivie, après une pause, d’un spectacle d’une heure et quart par un conteur professionnel : ce soir-là, Ralph Nataf accompagné de la violoniste et ‘musiconteuse’ Sophie David.
Géographie du conte à Paris
En Ile-de-France, ils doivent être une cinquantaine de conteurs amateurs à se côtoyer dans un lieu ou dans l’autre. Quant aux conteurs professionnels, leur association, l’APACC, a commencé leur recensement sur la France. Jusqu’à présent, Criticomique n’en avait pas parlé, si ce n’est d’Henri Gougaud, Yanick Jaulin ou encore Pépito Matéo, découvert en improvisateur brillant dans la série Münchausen, qui propose avec Gaëlle-Sara Branthomme des Histoires aléatoires. Parmi les lieux du conte à Paris, outre le Rigoletto, on peut citer le Petit Ney (Paris 18e) qui accueille aussi les soirées Slam ô féminin, le café associatif Pernety (ou Moulin à café, Paris 14e) où est actif le collectif Ressac, la bibliothèque associative de Malakoff (BAM), tendance anarchiste, où officie notamment Ariel Thiébaut qui compose avec Bérengère Charbonnier le duo mouveLOReille, ou encore le Soleil de la Butte (Paris 18e) animé par Histoires et compagnie, soit Patrick Crespel et Patrick Garcia que nous entendons lors de la scène ouverte.
Scène ouverte
D’abord, Ariel Thiebaut privilégie la bonne humeur en contant l’histoire de quatre filles qui avaient pour mission de faire fructifier un grain de riz. Evoquant un désert balayé par le souffle du vent, la conteuse chuchote, parle et frétille en faisant des apartés et des clins d’œil au public. Ensuite, Patrick Garcia délivre une version berrichonne et actualisée du Petit chaperon rouge, où le loup est incarné par un vieux beau. Sous sa barbe tellement épaisse qu’elle masque sa bouche, il articule avec une grande précision, voix qui porte, jeu assuré. Il a un gimmick : « Le conte, c’est du sérieux », tout comme son successeur, Gabriel Kernéis, qui répète « C’est pas comme dans les contes ». Mise en scène soignée, gestuelle et posture de clown blanc, celui-ci narre l’histoire d’une jeune fille que sa belle-mère envoie mourir dans le « gel craquant » auquel elle survit, à l’inverse de ses demi-sœurs. Comme il reste cinq minutes avant la pause, Lynn Vivier-Foucart narre un mini conte aux airs d’histoire drôle, mettant en scène Saint-Pierre au paradis.
Le projet Valjean, par Ralph Nataf et Sophie David
En tête d’affiche de la partie réservée aux grands noms du conte, Ralph Nataf a choisi de travailler sur le Livre 1 des Misérables de Victor Hugo, une libre adaptation baptisée Valjean. Aidé de Sophie David au violon, il nous prend par la main et nous emmène au fil d’une narration pleine de souffle et d’imagination, qui nous fait frissonner d’horreur devant la cruauté des Thénardier ou la vulnérabilité de Fantine, qui sombre progressivement après avoir abandonné sa petite Cosette. Avec une mine renfrognée ou les yeux qui pétillent, il incarne chaque personnage en lui insufflant une énergie, une voix, un élan toujours singuliers. Le violon ponctue l’histoire sans l’envahir, comme, plus rarement encore, la flûte traversière du conteur. Cette version orale d’une partie du chef d’œuvre hugolien, à la fois détaillée, vive et spontanée, nous embarque dans le flot de l’intrigue. On est curieux de découvrir son prochain spectacle, Ballade à la fontaine.
Un art oratoire
Maîtrise de la narration, adresses au public, anaphores ou clins d’œil, tout un art oratoire se dévoile dans cette soirée où se mêlent ces amateurs et ces professionnels qui prennent un plaisir fou à se raconter des histoires pour les transmettre aux autres. Car par delà les intrigues, ce qui importe c’est la manière de s’adresser à l’audience dans ces performances qui renouent un lien essentiel entre les humains.