« Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, I’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, I’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? »
Perec, ‘L’Infra-ordinaire’.
Lorsque Marc Fraize entre en scène c’est toujours un peu de la même façon : en plongeant la salle dans une attente qui devient gênante, voire insupportable, et qu’il va pouvoir soulager en la dénouant. En Monsieur Fraize, il commençait par créer un malaise chez les spectateurs à l’affût du premier mot prononcé, le prénom de son régisseur qu’il répétera une trentaine de fois. Ici en Madame Fraize installée sur une chaise, il joue sur notre agacement en mettant un temps fou à retirer ses gants de vaisselle roses… On découvre une desperate housewife en robe verte fendue et coiffure apprêtée, dans cette mise en scène très précise d’Alain Degois, sur la grande scène presque nue du Rond-Point. Depuis Les Feux de la rampe, Marc Fraize est de ces late bloomers jouissant d’une notoriété tardive, validé par Eric Judor ou Quentin Dupieux, dont l’itinéraire donne foi dans la reconnaissance du talent.
Sous l’apparence de propos insignifiants, ce spectacle dévoile en creux la vie de couple de Madame Fraize : à travers la façon de remplir le lave-vaisselle et de placer les fourchettes et les cuillers dans le bac à couverts, l’activité cerf-volant du dimanche avec son mari, la recherche du cadeau idéal pour le surprendre. Cette exploration microscopique du quotidien fait songer à la notion d’infra-ordinaire développée par Perec (cf. la citation en épigraphe), cette réalité si quotidienne qu’on ne la voit plus, mais qui nous constitue en profondeur. En consacrant de longs passages à des éléments a priori anodins de la vie quotidienne, le comédien explore l’indicible de la nature humaine, à la lisière du vide et du plein, en suspendant la curiosité des spectateurs à chacune de ses phrases. Si Monsieur Fraize dévoilait une conversation téléphonique avec ces acquiescements vocaux, Madame Fraize mime l’écoute obligée de conversations sans intérêt.
Aussi, la voix a toute son importance. C’est dans ses inflexions particulières, ses bégaiements et ses répétitions que surgit un effet de réel mimétique de ces discours énoncés par ces gens qui parlent de tout sans rien savoir – au hasard, le lave-vaisselle a-t-il été inventé au Moyen Age ? Pourtant, aussi insignifiants que puissent paraître ces discours, ils sont rendus avec une acuité de regard aussi poussée que la précision du geste. Une intonation laisse percevoir un océan de lassitude ou des espoirs cachés.
La danse du cerf-volant ou l’extase du verre d’eau : c’est une chronique de la vie quotidienne que propose Marc Fraize. En donnant forme et vie à ses moments plus insignifiants, il fait comprendre la profondeur de ces instants chargés de tristesse, de vide, ou d’un espoir immense… Comme le ferait un clown métaphysique !