Comme un avertissement à la David Lynch, Pierre Meunier, l’auteur de cette « fabrication collective » associant le comédien François Chattot et le metteur en scène Pierre-Yves Chapalain, invite le spectateur à « accepter de ne pas toujours comprendre dans l’instant ce qui se vit sur le plateau ». Ce spectacle donne une idée de ce qu’est le théâtre contemporain : une performance parfois informe faite pour faire réagir le public et l’amener à « penser ». Dès le début, une chute, du vacarme… Alors que les spectateurs sont bercés par des sons lointains de vaisseaux spatiaux et le roulis de ressorts suspendus de part en part de la scène – blaaam, ces ressorts s’éclatent au sol dans un fracas assourdissant. Surgi de la salle, Pierre Meunier, génial dans Au-milieu-du désordre, interroge : « Que pouvez-vous nous dire que nous ne sachions déjà depuis longtemps ? ». Il s’adresse aux spectateurs, leur fait remarquer ce silence qu’ils l’écoutent, le sien, auquel ils confèrent ainsi une intensité particulière.
Sur la scène, de grosses bouées se gonflent, métaphore d’un monde chaotique, sans doute, au milieu duquel évoluent quatre silhouettes, trois comédiens et un technicien. Plusieurs tableaux se succèdent, sans qu’on perçoive bien la logique ou la cohérence qui les unit. Chaos, cahots, claquements d’une porte métallique… Prêtant corps à une réminiscence antique, Achille repris par les soldats à sa poursuite, les trois comédiens montrent avec ostentation leur torse nu et pantelant, ventre gros, peau suante. Faut-il exhiber les corps pour que la réalité s’incarne ?
Un personnage pantagruélique, gros, barbu, chevelu, vomit tout le vocabulaire de sa vie, mots usuels, mots rigolos, grands mots qui n’ont plus de sens, « mots putain qui vont dans toutes les bouches », jusqu’aux mots mêmes de son enfance. Tous ces vocables expectorés sont matérialisés par un long fil que tirent ses comparses, tandis qu’une radio crache ses sonorités saturées… La poésie du mot pervertie par les dérives managériales et la communication, voilà le message de ce spectacle que la scène suivante explicite. Car cet homme vidé, que les deux autres tentent de ramener à la vie, est le responsable d’une multinationale. Il doit intervenir céans dans un conseil d’administration et convaincre les Japonais de Toshibo de sa valeur commerciale. Ouf, il se réveille et crache un flot de jargon industriel et managérial qui rappelle le monologue de Bonnaffé écrit par Verheggen ou la glose de Novarina. « On va les entériner », etc. Cet excès est aussitôt tempéré par quelques instants de calme et une interrogation : peut-on traduire, en japonais, le mot « parole » ? Difficile. Il y a bien « kotoba », qui dit « le déploiement de paroles », mais ce n’est pas pareil. Ce passage très démonstratif laisse place à une nouvelle logorrhée où les personnages monologuent leur propre délire, chacun de son coté.
Pierre Meunier cherche à creuser le problème du langage. Comment dire le monde ? Comment passer du mot et la chose ? Ces questions poétiques ne manquent pas d’intérêt. Mais les réponses scéniques semblent trop imprécises pour déjouer le piège de la langue même, cet écart permanent entre ce que l’on dit et ce que l’on veut dire. Et la réflexion sur la parole se dissout dans une performance qui exalte le bruit et la sueur.
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